mercredi 8 avril 2020

Tlamess de Ala Eddine Slim: Aux confins du réel, il y a l'éclatement des frontières et des genres



    "  Aucune révolution n’aura lieu sans changement radical de l’idée qu’on se fait du réel ."

                                                                                                                 Judith Butler (1) 

Abdullah Miniawy & Souhir Ben Amara



  Aux confins du réel, il y a la forêt dans tout ce qu'elle représente de plus majestueux ,territoire neutre et tronqué de toute marque de modernité harassante ,de toute frénésie temporelle où le temps se fige en attente de la gestation.Deux personnages ,Elle et Lui,dont la vie semble pour le moins insipide et privée de sens jusqu'au jour où la fuite de l'un et l'errance solitaire de l'autre les mènent à se retrouver dans  un no man's land .



Au coeur de la structure il y a la question des frontières

   La structure scénaristique  nous donne à voir trois actes majeurs: un premier acte mettant en exergue le parcours initiatique de  Lui  désertant  cette guerre contre l'inconnu qui s'arrête là où il rejoint la forêt après avoir été confronté à l'aridité du désert , à la désolation de la ville incendiaire et à la blessure au flanc qui lui fait traverser un cimetière ;un second acte met en scène Elle dans sa côte d'ivoire, qui apparaît lasse de ses privilèges et si indifférente à la procréation. Cette rupture dans la représentation des personnages n'est pas anodine puisqu'elle met l'accent et sur la disparité et sur la dissociation des mondes auxquels ils appartiennent.
   Ainsi,le destin de l'un et de l'autre à priori ne présage pas la rencontre et pourtant c'est au coeur de cette forêt que le troisième acte et la rencontre vont avoir lieu.Mais n'en déplaise à certains, le choix des trois actes ne s'inscrit pas dans une forme classique. Tout au contraire , l'écriture de  Alaedinne Slim procède par emboitement .Effectivement ,chaque acte majeur procède par succesion d'emboitements actantiels et c'est là que ça devient a fortiori intéressant et assez troublant.

  Le traçage des frontières (esthétiques,sociétales,politiques,sexuelles...etc) est in facto dénué de sens, car dans la Forêt ,celui-ci disparaît pour laisser place à l'affranchissement .
 
     La question de la déterritorialisation deleuzienne (2) est au coeur du propos de Tlamess:la désertion de Lui de l'armée et de Elle de ses privilèges est un processus nomade qui tente inlassablement de s'arracher au territoire dans le sens absolu du terme.N'est-ce pas là la condition sine qua non de l'artiste! C'est ainsi que l'enfant ,tout comme l'oeuvre dont on accouche, ne sera en aucun cas pour eux,tout comme pour le cinéaste, un prêtexte de reterritorialisation et que leur virée et la sienne ne s'arrêtera pas à la frontière de la forêt.

   Peu respectueux de l'établi en matière de genre ,le cinéaste va encore plus loin en déplaçant les frontières conceptuelles de ce dernier. Ainsi, on voit Lui dans une scène très similaire à la pièta tenant Elle souffrante commençant le travail précédant l'accouchement .Peu après ,on voit Lui encore allaitant l'enfant.Plus loin dans une même optique, c'est Elle qui rappelle à Lui de se détacher de l'enfant .
   En somme,si la biologie et le sociétal a établi,le cinéaste déconstruit en dénaturalisant la conception du masculin et du féminin.


 
 Un non persistant aux tentatives de reterritorialisation





   Au delà du traitement purement fictionnel et de sa portée universelle,Tlamess demeure ancré dans un contexte politique bien précis .Ceci dit, la guerre au terrorisme est signifiante du conflit dans l'absolu .Car voyez-vous, on déserte aussi les guerres dont on méconnait les instigateurs et dont on ne veut pas citer les noms, mais dont on donne plus au moins les contours.Et ce, dans le but de décontextualiser par rapport au terriritoire et inscrire ces mêmes contours dans une problématique synoptique capable de toucher tout un chacun.

    Ainsi, ce soldat, à qui le déserteur donne du feu au milieu du désert lors d'une escale ,réplique   :  "Terrorisme mon cul !Il  ne se passe rien  !On affame les gens et On les tue pour rien !".
  A partir de là ,le ton est donné : le politique s'inscrit dans une volonté qui tire à bout portant sur toute forme de nationalisme ou de chauvinisme qui est attelée aux idéologies manichéennes ,d'où cette séquence en  travelling aéréen  qui surplombe la ville qui en commençant par le minaret passe par la banque Zitouna pour finir sur un brasier .

    Indubitablement ,Tlamess remet  en cause non seulement l'existence des frontières mais aussi les fondements des establishments civilisationnels qui se nourrissent du conflit et  sacrifient pour l'avoir l'humain.

   Et pourtant dans cette bataille, il n'y a ni vainqueurs ni vaincus ;et dans ce désert chaque soldat est face à ses propres démons,entrainé dans un cycle dont il méconnait les véritables enjeux ,d'où le suicide de l'un  des jeunes soldats  !

  In fine,Tlamess n'a pas livré tous ses secrets et ses codes: plus on y réfléchit, plus nous sommes amené à en déchiffrer d'autres-comme ceux liés au synchrétisme des figures et religieuses et cinématographiques ou l'usage d'un bestiaire détourné et dont la symbolique puise sa force d'un alliage surréaliste- .

    En fin de compte,tout en renouant avec l'auteurisme pur et dur et  ses thématiques métaphysiques questionnant la condition humaine ,Tlamess demeure néanmoins très actuel .Effectivement, il  témoigne du mal être de cette nouvelle génération de cinéastes-à l'échelle nationale et internationale underground de la counter culture- qui aspirent à la déterritorialisation. Une nouvelle génération qui nous rappelle ,étrangement,  certaines des générations qui l'ont précédée ; plus particulièrement, celles qui étaient aux prises avec le désenchantement séculaire(3) et qui étaient en quête d'une autre forme de spiritualité pour échapper aux sociétés de contrôle .



Notes:

  1. Judith Butler dans Gender Trouble (2005 : 46). 
  2. Gilles Deleuze et Félix Guattari , L’Anti-Œdipe , 1972 ,éditions de Minuit.
  3. En référence à l'expression désenchantement du monde qui a été définie en 1917 par l'économiste et sociologue allemand Max Weber.






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