samedi 1 juillet 2017

Corps étranger de Raja Amari : Une mise en abîme du corps même de l'exister .



L’incipit absolu :

     Happé par l’action dès l’ouverture du film, on n’en demeure pas moins surpris par la suite des événements ,les plans sous- marins de l’incipit misant sur la tension jusqu'à nous traduire l’étouffement du personnage de Samia et son angoisse intense ,nous plonge tout de suite en plein suspens :à chaque fois que celle-ci  tente de remonter de cette eau ,on a comme l’impression de renaître ,une renaissance qui m’a tout l’air d’une résurrection .C’est de loin la séquence la plus prenante !Que quitte Samia si ce n’est des bribes de vies jonchées au fond de cette mère houleuse qui n’est que métaphore de la désillusion et de la peur de ne pouvoir accéder à un ailleurs où elle deviendra maîtresse et de son destin  et de son corps mutilé par un frère violent et djihadiste !

   En retraçant  le parcours d'une jeune fille qui échappe à un naufrage de justesse , la cinéaste nous fait  découvrir plus tard qu’elle porte les stigmates d’une maltraitance physique que lui infligeait son frère extrémiste : l’emblème d'une société patriarcale et castratrice ; les coups de fil passés à la mère qui ne se préoccupe que du fils parti,alors que sa propre fille est livrée à elle-même dans un pays étranger sans ressources en est le parfait exemple de la prédominance masculine et de la perpétuation d'une misogynie féminine inconsciente  .

    Bousculant les certitudes au-delà du paraître, l’image rend compte à travers le corps stigmatisé  des douleurs intimes de cette jeune femme aux prises avec sa quête d'une identité personnelle échappant à « l’être bafoué » qui ne reconnaît ses origines qu'à partir de ses priorités à savoir celle de la survie ! Ainsi même si le film ,à mon sens, retrace le parcours d'une clandestine de par le chemin parcouru, il démontre  par les faits qu'elle ne l'était pas moins de là où elle était partie! Etrangère Samia elle l'était déjà chez soi avec une mère qui ne voit que son fils !Etrangère Samia l'est aussi aux yeux de ce frère pour qui elle n'est qu'une femme à battre afin de dompter ! Subtilement orchestré le film nous livre tous les stigmates de la jeune femme sans s'attarder sur le superflu! On n'est pas attendri car chose étrange, on est persuadé si ce n'est le fantôme du frère qui la hante que cette jeune femme est capable de s'en sortir!
    En somme, au-delà de toute attente même si le noyau du film est ce même corps entité mutilée, le personnage principal de Samia en fait un dépassement.


Le corps en tant que référent intime du féminin :

    Effectivement la question du corps n'a jamais cessé de tarauder l'esprit de la réalisatrice Raja Amari  , encore une fois  elle nous livre une œuvre qui met en scène le corps comme seul et unique référent de l'être intime féminin; il faut dire que régler son compte avec tout le conditionnement corporel  qu'on reçoit est loin d'être une mince affaire surtout qu'on est amené à rompre avec une société où la notion du désir de la femme demeure encore un tabou .Aujourd'hui plus qu'hier ,vu la conjoncture sociopolitique actuelle en Tunisie, le corps de la femme est au sein même des discussions: objet de désir ultime et de prohibition religieuse à la fois, il suscite les plus houleux des débats .



Corps étranger au-delà des frontières battues :

   Mais au-delà des frontières géographiques et culturelles ,il y’a de ces frontières inhérentes à l’être en soi et à mon sens « Corps étranger » en est la parfaite illustration de ces frontières non apparentes dans la mesure où il met en scène trois personnages (Samia, Leila et Imed) qui ont les mêmes origines mais qui sur le fond demeurent si différents :ils sont non seulement étrangers dans un pays étranger –à l’exception de Leila qui m’a tout l’air d’être tout à fait intégrée -mais aussi ils sont étrangers les uns aux autres :un chiasme et une mise en abîme pour mettre en relief la complexité des personnages en dehors de leurs frontières. Il ne s'agit plus seulement de mettre en exergue la sensualité acculée à la chair, présente dans la séquence pudique et non moins érotique du trio dansant, mais bien plutôt de comprendre comment  cet entrelacs sensoriel de la manifestation corporelle rend compte de la dualité attraction/répulsion inhérente à ce qui est ordinairement suscité  par chaque forme de désir réprimé par le tabou et l’interdit.

  Trompé par les dehors sensuels de la dite séquence, un spectateur inexpérimenté pourrait être tenté d’y voir que l’expression d’une libido frustrée ;néanmoins la cinéaste joue sur plusieurs registres filmiques et nous fait entrevoir la complexité du corps en tant que entité non contrôlée voire en tant que déclencheur de positionnements affectifs des plus complexes :les trois personnages qui proviennent de la même culture loin d’être dans la même démarche ne sont pas dans le même projet de quête :le parcours de Leila n’est pas celui de Samia ,ni celui de Imed;par ailleurs,même si Leila prend sous son aile Samia on a l’impression que c’est Samia qui la protège et non le contraire c’est dans ce sens que ce rapport complexe échappe à la banalité .


   Sans conteste, il en sort que la vraie identité n’est pas celle qui est apparente à tout un chacun :les êtres et les corps sont complexes :l’ambiguïté du personnage de Samia qui pousse les deux autres personnages dans leurs retranchements en est le parfait exemple. Par ailleurs le personnage de la veuve Leila  est loin d’être binaire :curieuse voire voyeuse et à l’affût de la sensation forte dont elle a été privé de par son embourgeoisement aux côtés de son défunt mari ,le personnage de Leila alias Madame Bertoux est autant complexe que celui de Samia. Quant au facteur masculin ,Imed , il semble fonctionner  comme un révélateur  pour les deux femmes concernant leur positionnement affectif : générateur de désir chez Leila et de crainte chez Samia dont il est l'ami du frère ,il finit par  rapprocher les deux femmes au lieu de les séparer car finalement ce qui compte c’est de ne pas briser la chaîne de la solidarité féminine.

   La mise en abîme de trois personnages qui viennent d'ailleurs et dont le parcours n'est pas à l'identique nous laisse affirmer que la cinéaste a utilisé cet affrontement générationnel et générique afin de mettre à la lumière la notion de l'étrangeté qui est loin de résider dans l'origine nationale ou raciale !Une façon de faire exploser le préjugé et  d’affirmer qu’à chaque immigré son identité originelle et certainement pas celle qui est apparente ou supposée être à première vue.

 Mais il y'a  aussi ce corps fantomatique du frère obscurantiste qui n'est plus mais dont Samia sent la menace physique ,ce frère ne prend corps que dans l'esprit de cette dernière et la cinéaste s'arrange pour qu'il prenne autant de  place dans le notre,  mais certainement pour mieux nous amener à nous en défaire. 


  Les personnages sont peints à la nuance près.Loin du manichéisme obsolète, l’auteur les suit sans a priori et les met en observance ,mais  avec un projet de sensibilisation envers la condition féminine d'où le climax :Samia finit par  rejoindre la terre natale accompagnée de Leila et parvient à faire la paix avec sa mère  devant cette mer où elle a failli se noyer pour échapper à cette même terre.N'est-ce pas là  un clin d’œil pour signifier aux femmes que la remise en question doit commencer par soi car au bout du compte l’homme n’est  opposant que par le renoncement des femmes face à sa volonté! 

  Indubitablement,je dirai que c'est de loin le film le plus féministe de Raja Amari ;car c'est seulement en conjurant leurs démons ou leurs fantômes -comme il a plu à la cinéaste de leur donner corps par l'image-que les femmes pourront un jour aspirer à ressusciter .

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